Aujourd’hui salariés, les bergers vivent la moitié du temps à la ferme et pratiquent la transhumance, lointain souvenir du nomadisme de leurs ancêtres.
Il est près de neuf heures et la steppe baigne dans une lumière diffuse. Les bergers du village de Chiene, dressés sur leurs montures, emmènent paître leurs troupeaux de moutons. Le paysage est quasi désertique. Au nord de ce bourg de 3000 habitants, des centaines d’hectares vallonnés. Au sud, la montagne Souïkhtobé, qui culmine à 3000 mètres. Dans la steppe, des yourtes, reliquats du passé nomade. Les coquelicots ajoutent quelques touches de couleur à la monochromie du paysage.
À vingt minutes en 4×4 de Chiene, une ferme construite en dur. Séït Ekeïbaev possède un cheptel de 327 bêtes, composé en grande partie de moutons, mais aussi de vaches et de chevaux.
Comme les autres bergers du village, il s’apprête à partir en transhumance d’été et à rejoindre le jailaw, les pâturages sur les flancs du Souïkhtobé. « Il fait encore trop frais pour monter dans les alpages, explique le berger moustachu. Nous devrions partir d’ici la mi-juin, une fois la tonte des moutons terminée. »
Un rituel de transhumance bien rodé
Les troupeaux changent de pâture quatre fois dans l’année. Leurs bergers ne se déplacent pas en communauté comme les anciens nomades, mais sont accompagnés de leur épouse. Leur yourte, la khiz oui, est toujours utilisée lors des transhumances, même si elle peut désormais être achetée en kit dans des marchés de gros.
Une casquette blanche sur la tête, la peau tannée par le soleil, Séït raconte qu’il a d’abord été chauffeur de camion. Après avoir été à l’école soviétique de son village, il a effectué son service militaire de 1971 à 1973. Avec sa femme Altynkil, ils n’ont rejoint les steppes que sept ans plus tard, peu après la mort de son père. « Même si c’était le travail de ma famille depuis toujours, je ne connaissais pas leur savoir-faire, je me suis donc formé sur le tard, pour nourrir mes six enfants », explique ce père de 63 ans. Il est désormais salarié d’une société privée détenue par 460 familles vivant à Chiene. Ces dernières confient la gestion de leur bétail à une vingtaine de bergers. Séït s’occupe de celui de vingt familles en plus du sien, ce qui lui fait au total un cheptel de près d’un millier de têtes à gérer. La rémunération mensuelle de 1000 tenges (5 euros) par tête de vache, 200 par cheval et 150 par mouton lui semble suffisante pour subvenir aux besoins de sa famille, et surtout payer les études de ses enfants à Almaty. « J’aime mon métier, mais je ne souhaite pas que mes enfants prennent le relais », assure, catégorique, le sexagénaire.
le plus dur dans notre travail, c’est de ne pouvoir voir ses enfants qu’une seule fois par semaine
A quelques kilomètres de là, un troupeau de moutons est conduit par un cavalier. Le beau-frère de Séït, Galim Koussaïnov, et son épouse Altyn vivent d’ores et déjà dans leur khiz oui. Non loin de là, un cours d’eau permet d’abreuver le troupeau durant la période des naissances qui a débuté courant avril pour se terminer en juin. Galim est payé par un éleveur indépendant pour s’occuper de son bétail. À l’intérieur de la yourte, son épouse prépare du thé au lait et des pâtisseries traditionnelles. Des tapis muraux sont accrochés aux traditionnels battants en bois servant d’armature, les keregués. Formant des croisillons, ils sont tous reliés à la roue sommitale, la chanyrak. En servant son mari, Altyn explique que « le plus dur dans notre travail, c’est de ne pouvoir voir ses enfants qu’une seule fois par semaine, le week-end. Le reste du temps ils sont à l’internat, à Chiene ». En juin, ils poursuivront leur boucle annuelle, répartie en quatre étapes. Ils resteront en altitude jusqu’en octobre, période de reproduction des animaux.
Rassasié, Galim sort de sa khiz oui et se dirige vers son cheval bai, attaché à l’enclos, derrière la yourte. Il met le pied à l’étrier en un mouvement vif et précis, lance sa monture au trot sur la colline, puis en un coup de cravache part au galop. Ce n’est plus qu’un point lointain qui disparaît derrière l’un des innombrables monts de la steppe.
Julien Pruvost et Togzhan Sadygul