Roger Gueugnon vit sur la Balsamine, la péniche héritée de ses parents, anciens mariniers, aujourd’hui décédés. Cette péniche est amarrée sur le quai de l’île Jean-Lenoble, à Janville, entre Compiègne et Noyon. Il s'agit d'une île artificielle.
Roger Gueugnon avait 9 ans quand ses parents ont acheté la Balsamine, pour transporter des marchandises sur l’Oise.
Le cimetière des péniches se trouve sur la berge en face de laquelle sont amarrées des péniches réhabilitées qui servent de logements. Un chantier naval se trouve à quelques pas des carcasses recouvertes de rouille.
Le bateau de croisière fluviale l’Escapade emmène son lot de touristes sur le canal latéral à l’Oise. En passant devant l’île Jean-Lenoble, à Janville, à côté de Compiègne, ses haut-parleurs retentissent : « À bâbord, vous apercevez le cimetière des péniches. »
Près de 45 m2 de la péniche sont aménagés, soit un tiers de sa surface totale. Guy Pracherstorfer se dit "dépassé" par les travaux qui sont encore à réaliser.
Guy Pracherstorfer se dit aujourd’hui prêt à revendre sa péniche, ou à l’échanger contre un bâteau plus léger ou un pied-à-terre. Mais il aimerait d'abord retirer la timonerie dans laquelle il vivait avant de rejoindrela cale, réhabilitée par ses soins.
Guy Pracherstorfer a acheté sa péniche, L’Aurore, il y a près de 15 ans, « après une déception amoureuse ».

Roger Gueugnon et Guy Pracherstorfer vivent sur d’anciennes péniches amarrées à Janville. Dépassés par les travaux d’entretien, ils comptent quitter leur navire.

Le bateau de croisière fluviale l’Escapade emmène cet après-midi de novembre, son lot de touristes sur le canal latéral à l’Oise. En passant devant l’île Jean-Lenoble, à Janville, à côté de Compiègne, ses haut-parleurs retentissent : «  À bâbord, vous apercevez le cimetière des péniches.  »

Un cimetière ? Pas tout à fait. La vie n’a pas totalement abandonné les lieux. Une dizaine de bateaux sont amarrés à la berge Est de l’île artificielle, indépendamment des embarcations sur lesquelles travaillent les ouvriers d’un chantier naval. La plupart de ces péniches sont en piteux état. La rouille et la végétation se sont emparées de la carcasse de certaines d’entre elles. Ce qui contraste avec les péniches bien entretenues qui servent de logement, amarrées sur l’autre berge.
De la musique résonne depuis la Balsamine. La peinture des murs du bâtiment flottant est écaillée et la toiture en tôle est recouverte de rouille. À l’intérieur, son propriétaire, Roger Gueugnon, répare une vieille tronçonneuse. «  Il faut que je prépare mon bois pour l’hiver, explique-t-il. L’année dernière, je me suis chauffé à l’aide de la boiserie récupérée à l’avant du bateau. Cette année, des voisins et la commune m’ont donné un coup de main. »

Ici, j’ai de l’air, j’ai tout ce qu’il me faut.

Sans chaleur, la température peut tomber en dessous de zéro dans les deux dernières pièces. «  Mais j’ai l’habitude, j’ai toujours vécu ici  », glisse-t-il. Ce bateau appartenait à ses parents, d’anciens bateliers aujourd’hui décédés. Ils transportaient des marchandises au fil de l’Oise à l’aide d’une autre embarcation, sur laquelle est d’ailleurs né Roger Gueugnon, il y a maintenant 45 ans. Avant-dernier fils d’une famille de sept enfants, il avait 9 ans quand ses parents ont acheté la Balsamine. «  Même si je n’ai jamais été marinier, j’ai toujours voulu vivre ici, assure celui qui a travaillé un temps pour la commune en tant que paysagiste, c’est un souvenir de mes parents.  » Cependant, il est forcé de s’installer sur la terre ferme. «  Il y a des fuites dans la coque, je dois pomper tous les jours l’eau qui s’infiltre. Je touche le RSA et j’ai des problèmes de santé. Je ne peux pas me permettre de faire de gros travaux.  » Il cherche à se loger autour de Compiègne, à regret. «  J’ai habité un mois chez ma sœur dans un appartement, je me suis senti enfermé. Ici, j’ai de l’air, je peux pécher et j’ai tout ce qu’il me faut. Mais bon c’est comme ça, je suis bien obligé de partir.  » Après son départ, sa péniche sera envoyée à la casse.

À quelques pas de la Balsamine, après deux carcasses de péniches complètement abandonnées, est ancrée l’Aurore. Le bateau a meilleure mine que sa voisine : la peinture semble récente, et des pots de fleurs décorent le pont. Guy Pracherstorfer étend son linge. «  J’ai acheté cette péniche il y a 15 ans, explique ce sexagénaire originaire de la région parisienne, c’était juste après une déception amoureuse, j’avais besoin d’un nouveau départ. Depuis je l’aménage progressivement.  » L’Aurore mouille à Janville depuis six ans. À l’époque, son propriétaire était venu la faire réparer par le chantier naval non loin de là. «  Je voulais créer une péniche spectacle, avec un bar et un coin restauration, décrit-il, mais le projet n’a pas abouti. Je n’avais plus assez d’argent pour poursuivre le gros des travaux, je suis donc resté vivre ici.  »


Un spécialiste des chantiers navals


Près de 45 m2 de la péniche sont aménagés, soit un tiers de sa surface totale. L’Aurore n’est pas le premier chantier naval auquel ce sexagénaire s’attaque. Il a été marin professionnel pendant 15 ans. Il a construit son propre voilier avec lequel il a notamment traversé l’Atlantique. Son compteur affiche quelque 20 000 milles nautiques, soit près de 37 000 km. «  Je suis passé d’un bateau de 17 m et 25 tonnes en bois, à un bâtiment de 38 m et 85 tonnes en acier. C’est un tout un autre travail, estime-t-il. Je me sens dépassé maintenant.  »

Guy Pracherstorfer souhaiterait passer à autre chose. Il se dit prêt à revendre sa péniche, ou à l’échanger «  pourquoi pas contre un bateau plus petit ou même un pied-à-terre  ». D’ici quelques mois, les dernières âmes du cimetière des péniches de Janville pourraient donc bien voguer vers d’autres horizons, quitte à rejoindre la terre ferme.

Le déclin du transport fluvial
Pour comprendre pourquoi des péniches abandonnées errent le long des voies fluviales, il faut remonter jusqu’aux années 1950. « Cette période a été marquée par le déclin du transport fluvial, explique Rémy Delmet, directeur de la Cité des bateliers, à Longueil-Annel, près de Compiègne. Il a subi de plein fouet la concurrence de la route et du rail, qui se sont fortement développés après-guerre ». Dans les années 70, pour nettoyer les fleuves de France, l’État a lancé une politique de rachat des péniches, pour ensuite les déchirer, c’est-à-dire les envoyer à la casse. « Certains mariniers ont refusé et ont préféré garder leur péniche pour y vivre ou pour la revendre eux-mêmes et toucher plus que la prime de déchirage », ajoute Rémy Delmet. Cependant, cette politique n’a pas réglé le problème des péniches abandonnées. « Des propriétaires ont fait faillite et ont abandonné leur bateau, poursuit le directeur du musée, d’autres cas sont aussi dus au décès de bateliers n’ayant pas de descendance. » La présence de ces bateaux le long de l’île Jean-Lenoble, à Janville, s’explique par la situation géographique de celle-ci. Située sur le Canal latéral à l’Oise, l’île artificielle sert de rond-point aux bateaux qui y naviguent. « Le canal y est plus large, permettant d’y amarrer ces péniches sans gêner la circulation », termine Rémy Delmet.

Julien Pruvost