Zagotaly Duissenbaev est depuis peu à la retraite. Il vit à Chiene avec son épouse. Il a légué son troupeau à son fils, Erkine, dont la ferme est implantée à quelques kilomètres du village, dans la steppe.

La collectivisation des terres et des troupeaux, imposée par Moscou en 1930, avait été fatale au mode de vie des nomades. Après la chute de l’URSS, la transition a de nouveau été difficile pour les éleveurs des steppes.

L’Union soviétique a sonné le glas de la société nomade du Kazakhstan. Mais l’effondrement de l’URSS et la décollectivisation des années 1990 n’ont pas conduit à son renouveau. La steppe n’est plus parcourue que par des bergers et leur troupeau, dont le déplacement se limite à une boucle réalisée sur deux saisons, l’hiver dans la steppe et l’été dans les pâturages.

À l’origine de ce bouleversement culturel : la collectivisation de 1930. Le cheptel des communautés nomades kazakhes est alors décimé par le pouvoir soviétique afin d’alimenter en viande les grandes villes de l’URSS. Sur près de 40 millions de têtes, 80 % disparaissent de 1930 à 1932. Il en va de même pour les ressources céréalières. De nombreuses émeutes et révoltes ont lieu, sévèrement réprimées.


50 % des Kazakhs meurent de faim


Puis la grande famine s’abat, qui tue près de 50 % de la population kazakhe et pousse à l’exil plus de 600 000 autres. Professeur d’histoire à l’Université Al-Farabi d’Almaty, Talas Omarbekhov la compare au Grand Malheur (Aqtaban Choubouryndy), terme qui renvoie aux invasions djoungares des années 1730. « Au XVIIIe siècle, près d’un million de Kazakhs sont morts lors de massacres et de batailles. La grande famine de 1930 a, elle, fait près de deux millions de morts », explique-t-il.

« La sédentarisation des nomades n’était pas programmée par l’Union soviétique, elle est plutôt une conséquence de la collectivisation, souligne Isabelle Ohayon, chercheuse au Cercec, le Centre d’étude des mondes russe, caucasien et centre-européen, auteure d’une thèse sur le nomadisme en Asie centrale. Sans bétail, les éleveurs ont été sédentarisés de fait. Quant aux survivants de la famine, ils ont intégré les kolkhozes. »

En 1932, une nouvelle direction locale lance un programme massif d’achat de bêtes à l’étranger pour recomposer les cheptels disparus. Objectif : relancer l’agriculture et l’élevage kazakh en se basant sur le pastoralisme transhumant. Pour prévenir de nouveaux épisodes de famine, les autorités assouplissent la collectivisation.


 Après le kolkhoze, le bétail est réparti


Berger retraité depuis peu et vivant à Chiene, à deux heures à l’ouest d’Almaty, Zagotaly Duissenbaev se souvient qu’il a pu détenir une centaine de moutons en dehors de ceux qu’il gérait pour le kolkhoze de son village. « Ce petit cheptel me permettait de subvenir aux besoins de ma famille pendant les moments difficiles », souligne-t-il.

Après l’indépendance du Kazakhstan, en 1991, il faut attendre 1997 pour que le kolkhoze de Chiene soit démantelé. Le bétail est réparti entre les différents membres de la ferme, en fonction de leur position hiérarchique. Erkine, le fils de Zagotaly, reçoit 70 moutons et 10 chevaux. Aujourd’hui, il dirige un élevage de plus de 800 têtes qu’il fait paître sur ses 120 hectares de terre : « La transition a été difficile. Nous avons dû revendre une partie de notre bétail pour pouvoir nourrir l’autre. Nous sommes partis de zéro, sans capital, mais nous avons quand même réussi à passer le cap. »

Berkine Ibraguimov et sa famille, eux, se sont installés en 2011 à près de 1800 mètres d’altitude, dans la montagne Souïktobé qui surplombe Chiene. Depuis, les affaires tournent bien, mais il ne peut évoquer le passé sans une pointe de regret : « Même si avant, tout était collectif, tous les mois nous recevions un salaire et le kolkhoze fournissait la nourriture des animaux, explique le berger de 54 ans. Cela nous permettait de vivre plus confortablement, de façon stable. » Une nostalgie de la période soviétique bien éloignée du mythe du fier nomade parcourant les steppes à cheval.

Julien Pruvost et Togzhan Sadygul

« À cheval entre deux époques » parties I et II, composent le premier chapitre d’une série de reportages réalisés au Kazakshtan, en mai 2015. Cliquez pour accéder à l’ensemble des reportages ou pour lire le chapitre II : « Il fait encore trop frais pour monter dans les alpages ».
Les éleveurs font le plus souvent appel aux services de travailleurs saisonniers, comme ici dans une exploitation située en bordure de la steppe.